VHP0U1 (2019-2020) : Philosophie de la crise contemporaine – la société, M2, S10 (C. Widmaier)

Le social et le politique

Carole Widmaier

Résumé

Dans Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt identifie ce qu’elle nomme l’invention moderne du social comme la source de la confusion entre espace privé et espace politique, et au fond comme l’acte inaugurateur de la dépendance de la politique à l’égard de la « vie nue », à l’égard de la nature dans sa temporalité cyclique.

Dans Qu’est-ce que la philosophie politique ?, Leo Strauss redonne ses lettres de noblesse à la philosophie politique et, par là, à la philosophie dans son ensemble, à partir d’une critique des sciences sociales, de leur origine moderne, et du relativisme des valeurs auxquelles elles conduisent et qui en viennent à infuser la philosophie elle-même.

Ces deux positions, caractéristiques d’un certain xxe siècle, radicalisent, pour la première, la distinction entre deux domaines des relations communes, pour la seconde, la distinction entre deux manières de connaître, dans une opposition partagée à ce qui est perçu comme une volonté de domination des sciences sociales. L’idée de philosophie sociale apparaît pour l’une comme une idée vaine, pour l’autre comme une contradiction dans les termes.

En prenant appui sur ces deux attaques dont le sens est extrêmement différent, et au titre d’objections qu’il conviendra de toujours garder à l’esprit, nous envisagerons les conditions de possibilité d’une articulation entre philosophie sociale et philosophie politique, sur le fond d’une articulation entre philosophie et sciences sociales. La philosophie peut-elle être sociale ? Ne doit-elle pas être politique ?

L’enjeu est triple. Il est d’une part ontologique : le politique et le social sont-ils réellement, matériellement distincts ? Il est également épistémologique : est-on fondé à constituer par souci d’effectivité deux objets distincts au sein des relations communes, ou l’un des objets doit-il englober l’autre voire le nier ? Il tient enfin à la définition même de la connaissance ou de la pensée philosophique : celle-ci peut-elle être régionale ? Doit-elle absolument se distinguer de la science ?

Nous envisagerons donc les conditions d’une redéfinition du social comme du politique, dans le but de sortir d’une part de l’opposition entre lecture déterministe du social et lecture de la politique comme seul espace de liberté, d’autre part de l’opposition entre philosophie du commun et science du commun, dans l’optique d’opérer une articulation sensée de la philosophie et des sciences sociales.

Nous emprunterons quatre pistes 1) celle de la défense d’une philosophie sociale, susceptible d’englober le politique, qui se trouve alors nouvellement défini ; 2) celle de la défense d’une philosophie politique qui se fonde sur un concept élargi du politique, c’est-à-dire qui dépasse les seuls cadres de la souveraineté, de ses conditions d’institution et de sa légitimité ; 3) celle de l’invalidité de la distinction elle-même entre le social et le politique, et, partant, entre la philosophie sociale et la philosophie politique, à partir de l’idée de biopolitique ; 4) celle de l’invalidité de cette même distinction à partir d’un travail sur le rôle de l’imagination dans l’institution du commun.

Nous verrons comment ces différentes pistes, étrangement en apparence, supposent de mobiliser des philosophies antérieures à l’époque contemporaine (Platon, Aristote ou encore Spinoza), et comment elles impliquent à la fois une théorie de la formation des représentations collectives et une théorie de la vie.

Bibliographie (les titres en gras sont à lire en priorité) :

– Miguel Abensour, Pour une philosophie politique critique, Paris, Sens & Tonka, 2009.

– Hannah Arendt, – Condition de l’homme moderne, trad. G. Fradier, préface P. Ricœur, Paris, Calmann-Lévy, 1961 / Agora, « Pocket », 1983.

Qu’est-ce que la politique ?, éd. J. Kohn, éd. française, préface et notes C. Widmaier, trad. S. Taussig, C. Widmaier, M. Frantz-Widmaier, C. Nail, Paris, Seuil « L’ordre philosophique », éd. poche « Points », 2014.

– Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Points Seuil, 1999.

– Yves Citton et Frédéric Lordon (dir.), Spinoza et les sciences sociales, Amsterdam, 2010.

– Pierre Dardot et Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014.

– Roberto Esposito, – Catégories de l’impolitique, trad. N. Le Lirzin, Seuil, 2005.

————————-, Communauté, immunité, biopolitique, trad. B. Chamayou, Les Prairies ordinaires, 2010.

– Franck Fischbach, – Manifeste pour une philosophie sociale, Paris, La Découverte, 2009.

————————-, « Le déni du social. Deux exemples contemporains : Rancière et Abensour », in E. Dufour, Fischbach, E. Renault, (dir.), Histoires et définitions de la philosophie sociale, in : Recherches sur la Philosophie et le Langage, n°28, 2012, Paris, Vrin, p. 29-46.

————————-, « Comment penser philosophiquement le social ? », Cahiers philosophiques, 2013, n°132, p. 7-20.

– Michel Foucault, – Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.

———————–, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1976.

———————–, « La naissance de la médecine sociale », in Dits et écrits, t. 2, Paris, Gallimard, 2001.

———————–, « Les mailles du pouvoir », in Dits et écrits, t. 2, Paris, Gallimard, 2001.

– Haud Guéguen, « Philosophie sociale et philosophie politique. Pour une réhabilitation de la source aristotélicienne de la philosophie sociale contemporaine », Revue Raison publique, Éditions Raison publique, 2017, n°21, p. 19-34 (téléchargeable sur internet).

– Stéphane Haber, Critique de l’antinaturalisme, Paris, Puf, 2006.

– Axel Honneth, – « Les pathologies du social. Actualité et tradition de la philosophie sociale », La société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique, Paris, La Découverte, (2001) 2006, p. 39-100.

———————, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2013.

– Max Horkheimer, « Situation de la philosophie sociale et tâches d’un Institut de recherche sociale », Théorie critique. Essais, Paris, Payot, (1931) 1978, p. 67-80.

– Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza,  Éditions de Minuit, 1969.

– Antonio Negri, L’Anomalie sauvage : puissance et pouvoir chez Spinoza, PUF, 1982.

– Jacques Rancière, Aux bords du politique, La Fabrique, 1998, Folio Gallimard, 2003.

– Baruch Spinoza, Éthique, trad. Appuhn, GF-Flammarion, 1993 / trad. Pautrat (édition bilingue), Points Seuil, 2014.

– Leo Strauss, – Droit naturel et histoire, trad. M. Nathan et E. de Dampierre, Paris, Librairie Plon, 1954, Champs Flammarion, 1986.

——————, Qu’est-ce que la philosophie politique ?, trad. O. Berrichon-Sedeyn, Paris, PUF, 1992.