Axe 1 – Théorie des pratiques
Présentation générale
L’axe 1 se propose de revenir sur la distinction, classique depuis Aristote, de la théorie et de la pratique. Deux intentions sont au principe des interrogations, des investigations et des réflexions qui se développent sous la rubrique d’une « théorie des pratiques ».
D’une part, nous souhaitons défendre l’idée que la distinction établie entre théorie et pratique ne doit pas être conçue comme une pure et simple opposition des termes qui la constituent : la théorie n’est pas ce qui s’inaugure d’une rupture pure et simple avec la pratique en général. Toute théorie est elle-même une pratique dont il faut préciser les spécificités et, en retour, toute pratique ne cesse de mobiliser des apports « théoriques » qui sont, a minima, ceux du sens pratique ou de la connaissance pratique.
D’autre part, nous mettrons l’accent sur la nécessité, pour repenser le rapport théorie/pratique, d’interroger plus particulièrement les conditions de possibilité de la théorisation des pratiques. Ces conditions de possibilité sont d’ordre philosophique en ce qu’elles supposent la définition d’un concept de pratique qui soit tout à la fois précis et apte à rendre compte de la diversité de nos expériences pratiques. Ces conditions de possibilités sont aussi historiques, individuelles et collectives : le retour théorique sur des pratiques qui sont toujours premières suppose des formes de réflexivité de la part de l’agent et des agents. Enfin, ces conditions sont aussi épistémologiques, au sens large du terme, dans la mesure où l’interrogation philosophique doit ici trouver se nourrir de l’apport indispensable des sciences sociales.
Nous prendrons pour hypothèse directrice une conception minimale de la pratique qui en retiendra trois caractéristiques distinctives :
Tout d’abord, toute pratique présente une certaine régularité en vertu de laquelle elle ne se réduit pas au geste ou à l’action. Considérons les exemples qui suivent : deux bergers séparent leurs troupeaux de chèvres qui se sont mêlés l’un à l’autre pendant la nuit sur le pâturage ; les Mélanésiens de Nouvelle-Calédonie préparent la terre pour qu’elle accompagne la pousse des ignames géants ; chaque matin dans l’Athènes antique on actionne devant les tribunaux ces machines à tirer au sort (kleiroteria) qui permettent de sélectionner des centaines de citoyens pour constituer les jurys populaires ; les moines qui suivent la règle de Saint Benoît accomplissent chaque jour une liturgie en sept étapes : matines, laudes, tierce, sexte, none, vêpres et complies. Partout où il y a des pratiques, il semble que l’on se frotte de façon répétée à quelque chose, à cette chose à laquelle on a affaire, à cette chose autour de laquelle on s’affaire. La régularité des pratiques se manifeste sous les dehors de la répétition mais implique aussi et surtout une dimension de normativité (au sens où l’on fait ce qui « doit » être fait) qu’il faut interroger pour elle-même, et depuis les pratiques elles-mêmes.
Ensuite, toute pratique a sa « logique ». Celle-ci résulte avant tout de sa cohérence organisationnelle : il y a des étapes à respecter, un ordre des choses et des manières de faire qui se déploie de manière processuelle. Mais la logique de la pratique tient également au fait que toute pratique est un ensemble d’actions qui « font sens » aux yeux des agents. La logique de la pratique tient donc au « sens pratique » ou à la « connaissance pratique » qui la rende intelligible aux yeux des agents. Cette intelligence de la pratique peut miser sur des ressources qui ne sont plus questionnées pour elles-mêmes (habitudes, routines, recettes), mais aussi développer des ressources d’inventivité et de créativité (bricolage, innovations, réflexivités techniques et scientifiques, etc.). C’est reconnaître que les pratiques sont le terrain même où s’éprouvent nos idées, parce qu’elles sont ce qui se règle et se corrige à travers l’expérience, par les échecs ou les attentes déçues.
Enfin, toute pratique est sociale. Le travail, l’effort, l’échange semblent s’articuler à une relation: de soi à soi, de soi aux choses et au monde mais aussi de soi aux autres. À un premier niveau, toute pratique procède d’une histoire qui n’est jamais purement individuelle mais le résultat d’initiations, d’apprentissages, de formations. À un deuxième niveau, la pratique est aussi ce qui nous met aux prises avec les autres, selon des modalités, proprement pratiques, qui sont celles de l’interaction, de la coopération ou encore de la coordination. À un troisième niveau, les pratiques sont aussi le lieu même d’une vie sociale qui ne subit pas le cours des choses mais se donnent les moyens d’agir sur le monde et sur elle-même : les pratiques font société (cf. Axe 2).