Le laboratoire Logiques de l’Agir a le plaisir de vous convier à son séminaire le mercredi 12 octobre 2022 à 18h00 à l’UFR SLHS de l’Université de Franche-Comté en salle E14 (Grand Salon), entrée par le 18 rue Chifflet, 25000 Besançon.
Nous recevrons Xavier Guchet (Université de technologie de Compiègne), qui nous présentera son dernier livre Du soin dans la technique (Paris, ISTE Éditions, 2022) dans une conférence intitulée :
La technique, la puissance et le soin
Présentation
Mon exposé partira d’un constat et d’une perplexité. Le constat d’abord : dans ses grandes tendances actuelles, la philosophie des techniques est « orientée-objet », c’est-à-dire qu’elle fait porter ses analyses sur les « choses » techniques elles-mêmes – on parle à ce sujet d’un thingly turn en philosophie des techniques, depuis les années 2000. La perplexité ensuite : ce focus sur les objets techniques fait contraste avec l’orientation générale des grandes réflexions philosophiques sur la technique des décennies précédentes, globalement acquises au célèbre mot d’ordre heideggerien : l’essence de la technique n’est rien de technique, c’est-à-dire que faire porter la réflexion philosophique sur les techniques elles-mêmes, les « choses » techniques, éloigne le philosophe de l’essentiel. Pourquoi donc ce focus aujourd’hui sur les « choses », sur les objets techniques ? L’exposé continuera en replaçant cette orientation-objet de la philosophie des techniques actuelle dans le temps long de l’histoire de la philosophie. Pour Platon, la techné est une affaire sérieuse qu’il ne faut pas négliger. Or, cet intérêt philosophique pour la techné consiste avant tout, chez Platon, en une attention portée aux « choses » techniques. Les raisons de cela seront expliquées en lien avec la conception générale que Platon se fait de la techné comme soin – soin des « choses » et des êtres du monde. Le mythe prométhéen fait bien comprendre ce point. La lecture contemporaine de ce mythe met l’accent sur l’absence de puissance propre (dunamis) de l’humain, c’est-à-dire que ce dernier est un vivant démuni, non doté par nature des capacités lui permettant de subvenir à ses besoins et à se défendre. Les arts du feu étant alors le don que Prométhée fait aux humains, venant compenser ce déficit de nature. B. Stiegler parle ainsi du défaut d’origine caractéristique de l’humain. Or, du fait que la techné, la dunamis propre des humains, n’est pas inscrite dans une nature, elle est toujours susceptible de s’emporter au-delà des régulations et des limitations dont sont capables les autres vivants. Les penseurs de la technique au siècle dernier ont ainsi choisi le mythe de Prométhée comme une métaphore d’une conception de la technique comme puissance non tenue, non régulée par nature, appelant des formes externes de régulation et de limitation : Prométhée doit être enchaîné afin d’éviter le danger d’hubris technicienne. « Il faut ré-enchaîner Prométhée » est un leitmotiv au 20e siècle. Aujourd’hui, cette conception de la technique comme puissance non régulée par nature se retrouve dans l’exigence d’un contrôle de celle-ci par l’éthique et par le droit. Cependant, le mythe tel que le racontent Platon, mais aussi Hésiode et Eschyle, dit tout à fait autre chose : la techné n’est pas une puissance débridée qu’il faut contenir, mais le don d’un Titan fait aux humains qui ont été abandonnés par les dieux. Les dieux prennent soin des humains en pourvoyant tout ce qui est nécessaire à leur subsistance, puis à un moment donné, les dieux décident de ne plus dispenser ce soin aux humains. Désormais, ceux-ci devront prendre soin d’eux-mêmes, la techné étant le moyen de ce soin de soi-même, mais aussi du monde sans lequel il n’y a pas d’existence humaine durable. Cette relecture du mythe de Prométhée ouvre ainsi la voie à une conception de la technique alternative à sa conception comme puissance : la technique comme soin. Cette conception alternative, qui était celle de Platon, a été occultée au profit de la conception de la technique comme puissance. Dans mon ouvrage, j’essaye de montrer que cette occultation de la technique comme soin se produit au siècle des Lumières. Je m’appuierai pour argumenter ce point sur la conception kantienne de la technique. L’hypothèse que je défends est en somme que le re-focus de la philosophie des techniques contemporaine sur les « choses » techniques vise à réactiver cette conception alternative de la technique comme soin, et non comme puissance, contrairement aux grandes approches philosophiques du siècle passé, dominées au contraire par la conception de la technique comme puissance à contenir. L’exposé s’achèvera par une illustration du type d’analyses auxquelles peut conduire cette conception de la technique comme soin, et non comme puissance. Un exemple sera pris dans le domaine médical : un dispositif d’intelligence artificielle utilisé pour le diagnostic. Une conception de la technique comme puissance conduit à un thème bien connu : la crainte du remplacement de l’humain par la machine dans l’exécution de certaines tâches – la technique, puissance propre des humains, risque toujours de leur échapper et de se retourner contre eux. Au contraire, une conception de la technique comme « chose » conduit à des analyses sur la façon dont un dispositif, lorsqu’il fait irruption dans un milieu (par exemple, de soin), contribue à reconfigurer concrètement ledit milieu en amenant les acteurs à faire évoluer leurs représentations et leurs pratiques, ou encore à modifier les relations de pouvoir entre eux – tous éléments dont il faut prendre le plus grand soin en se demandant, par exemple, à quoi tiennent les acteurs et qu’est-ce qu’il faut à tout prix préserver.
Xavier Guchet est professeur de philosophie et d’éthique des techniques à l’Université de technologie de Compiègne. Il a, entre autres, publié : Les sens de l’évolution technique (2005), Pour un humanisme technologique (2010), Philosophie des nanotechnologies (2014), La médecine personnalisée (2016).