Une « certaine latitude ». Quelle santé et quelle autonomie « à la fin de la vie » ?
Agathe Camus (UMR 5206 Triangle, ENS Lyon)
Résumé
La santé, comme l’autonomie, entendues notamment dans leurs sens fonctionnels, ont une place prépondérante dans les prises en charges médicales qui adviennent « à la fin de la vie », qu’il s’agisse d’évaluer l’état général d’un patient avant de prendre une décision thérapeutique ou encore d’évaluer l’efficacité d’une prise en charge. Le sens de l’autonomie, dans ces situations, excède néanmoins celui d’autonomie fonctionnelle et l’autonomie apparaît alors comme un concept à large spectre qui entre parfois en tension avec celui de santé.
L’attention portée aux situations concrètes de décisions médicales et au « travail du soin » qui se déploie dans les situations de prises en charges complexes interroge et met à l’épreuve la grille de lecture et les notions qui jalonnent certains discours et les pratiques médicales liés, entre autres, à la « fin de vie », dans lesquels autonomie et dépendance, santé et autonomie mais aussi santé et maladie semblent parfois se figer dans des relations d’opposition.
Qu’entendons-nous ici par « fin de vie » ? En focalisant notre attention sur la prise en charge hospitalière des personnes âgées polypathologiques à l’occasion de pathologies intercurrentes aigues, nous nous trouvons confrontés tant à la question de la « fin de vie » au sens clinique du terme – entendue comme « phase avancée ou terminale d’une affection grave et incurable » – qu’à celle de la « fin de la vie », envisagée ici comme une période de l’existence marquée par l’entrée dans le grand âge, qui s’accompagne parfois d’une forme de fragilité, voire de l’ancrage de la maladie dans la vie. De fait, les services hospitaliers qui prennent en charge des personnes âgées polypathologiques sont confrontés aux deux sens de l’expression, qui – parfois – s’entremêlent.
Quels rôles jouent, dans ce contexte pluriel, la santé et l’autonomie dans la pensée et les pratiques médicales confrontées au risque de leur perte ? Peut-on appréhender la « fin de [la] vie » à partir d’une telle grille de lecture ? Quels risques y a-t-il à le faire ?
Cette réflexion, qui s’appuie sur un matériau empirique récolté lors d’observations de terrain en service hospitalier de médecine interne et sur l’analyse conceptuelle d’un corpus de littérature médicale et institutionnelle, sera l’occasion d’une interrogation philosophique qui s’attachera à penser des formes de santé et d’autonomie(s) qui demeurent malgré la fragilité, la dépendance et la maladie, et qui ne peuvent s’appréhender qu’à condition que l’on s’efforce de dépasser les conceptions restrictives de la santé entendue comme absence de maladie et de l’autonomie comme indépendance, qui sont parfois véhiculées dans les discours institutionnels et médicaux.
Pour déployer cette interrogation, nous nous appuierons sur la mise en dialogue de deux auteurs, majeurs pour la philosophie de la médecine, qui se sont attachés à caractériser les états de santé et de maladie : Georges Canguilhem et Kurt Goldstein. Il s’agira alors de tirer les ressources théoriques d’une notion – celle de « latitude » – qui, bien qu’elle apparaissent « à la marge » chez Canguilhem, nous semble revêtir une vigueur philosophique qui mérite d’être soulignée. Pour autant, si l’on peut tenter de caractériser avec Canguilhem la santé comme une certaine « latitude de vie » (« la santé, écrit Canguilhem, est précisément et principalement chez l’homme une certaine latitude, un certain jeu des normes de la vie et du comportement ») nous verrons qu’une telle approche esquive la question du vieillissement et de la fragilité entendue au sens gériatrique du terme.
Dès lors, à rebours, peut-être, de Canguilhem, et en prenant acte des analyses médico-philosophiques de Kurt Goldstein des états de santé et des états pathologiques, nous nous intéresserons à la possibilité de penser une forme de santé qui s’appréhende comme une certaine « latitude de vie » qui demeure malgré les restrictions, les déficits, les dépendances induits par la fragilité ou la maladie, qui demeure, enfin, malgré l’expérience d’une « normativité restreinte », que Canguilhem, semble-t-il, qualifierait quant à lui de pathologique.
Nous formulerons donc l’hypothèse d’une latitude de vie susceptible de demeurer dans les états pathologiques durables et incurables – notant qu’il s’agit néanmoins d’une « certaine latitude », une latitude qui, du fait de la maladie, des limitations, des restrictions et des dépendances qu’elle induit, est parfois faible, étroite, balbutiante, sans pour autant qu’en résulte un démenti infligé – de manière radicale – à toute forme de santé et d’autonomie. Celles-ci, dès lors, loin de pouvoir se penser comme absence de maladie et comme indépendance, se gagnent dans des relations au monde et aux autres qui la rendent possible. La latitude ainsi conçue ne trouve son sens que dans un milieu qui vient l’étayer : loin d’être nécessairement restreinte par l’entrée dans des relations d’aide et de soin, cette latitude se gagne au travers de telles relations.
Susciter, maintenir, préserver une telle latitude de vie apparaît dès lors comme une finalité de l’action médicale et de la relation de soin, une tâche qui nécessite parfois de prendre une certaine distance avec la promotion de la santé et de l’autonomie comme normes de soin.
Nous verrons en outre en quoi ces analyses nous incitent à penser les situations de « fin de vie » et leur accompagnement non plus seulement sur un mode temporel mais dans leur ancrage dans un milieu, un environnement. La notion de la latitude, nous semble-t-il, permet d’aborder conjointement les deux dimensions, temporelle et « spatiale » de la santé, ce que nous tâcherons d’expliciter.