Recherche et informatique documentaires
Épistémologie du support de savoir et histoire de la rationalité occidentale : de la raison graphique à la raison computationnelle
Fabien Ferri
RésuméEn 1977, Jack Goody, anthropologue britannique, publie un ouvrage fondamental sur le thème de l’écriture aux presses universitaires de Cambridge : The Domestication of the Savage Mind, traduit en français aux éditions de Minuit en 1979 sous le titre La raison graphique, dans la collection « Sens commun » créée et dirigée par Pierre Bourdieu. Dans cet ouvrage, Goody soutient non seulement que l’écriture est une technologie au sens fort – qu’il qualifie d’ « intellectuelle » en reprenant l’expression à Daniel Bell – mais qu’elle est d’abord et avant tout au principe de la constitution de nouvelles connaissances. Elle est même plus radicalement un dispositif qui transforme notre façon de penser : ce que l’Occident nomme « raison » n’est rien d’autre qu’une systématisation des opérations intellectuelles rendues possibles par l’avènement de l’écriture linéaire inscrite sur un support stable plus ou moins mobile. C’est pourquoi la raison occidentale est une raison qualifiée de « graphique ».
En mai 1978, Simon Nora et Alain Minc remettent à Valéry Giscard d’Estaing, alors président de la République française, un rapport de 900 pages sur l’informatisation de la société. En 1993, le CERN, Organisation européenne pour la recherche nucléaire, met le logiciel du World Wide Web – inventé au début des années 1990 par Tim Berners-Lee et Robert Cailliau – dans le domaine public. Internet, qui est avant tout la mise en œuvre d’une norme d’interopérabilité entre infrastructures numériques (la norme TCP-IP) rend alors possible au début des années 2000 la convergence des technologies de l’information, des télécommunications et de l’audiovisuel : après l’informatisation de la société, succède donc sa numérisation. Or qu’est-ce que le numérique ? Quel est son lien avec l’informatique et plus profondément avec la technologie de l’écriture ? Dans quelle histoire s’inscrit-il ? En quoi marque-t-il une rupture dans l’histoire des technologies intellectuelles ? En quoi pensons-nous différemment lorsque nos pratiques intellectuelles sont médiatisées par des outils numériques ? En quoi constituons-nous de nouveaux objets d’études et de nouvelles connaissances ?
Ce cours vise à montrer en quoi l’informatique est fille de la « raison graphique », comment elle naît après une lente période de gestation qui s’étend de la fin du 19e siècle à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Il s’agira alors de montrer en quoi le numérique est fils de l’ingénierie informatique, et donne naissance, grâce à l’invention de l’Internet et du Web, à ce que Bruno Bachimont, poursuivant le travail de Jack Goody effectué sur le support graphique, a appelé une « raison computationnelle », dont le numérique devient le nouveau support. Nous montrerons ainsi en quoi cette « raison », adossée à ce nouveau principe technique qu’est le calcul, est dans son essence une raison graphique dynamisée par un support devenu opératoire et calculatoire. Par conséquent, on saisira une nouvelle fois comment un effet de rupture en apparence aussi révolutionnaire que le numérique, s’inscrit en réalité dans une profonde continuité avec ce qui le précède : la machine de Turing (i.e. le modèle théorique de ce qu’est un ordinateur), nous le verrons, peut être vue rétrospectivement comme le produit terminal d’une profonde réflexion sur le rapport de l’homme à son papier et à son crayon, puisque, il ne faut pas l’oublier, la machine de Turing est d’abord et avant tout une machine de papier.