Axe 3.1.3 – La fabrique des vulnérabilités


Présentation

Les progrès scientifiques, médicaux et techniques permettent un allongement de la durée de vie, la guérison de certaines pathologies et un accroissement général du bien-être, mais ils génèrent aussi des angles morts de la médecine en produisant des situations difficiles comme la fin de vie, des douleurs ou fatigues récurrentes, des maladies chroniques. Ces situations ont en commun d’avoir été produites directement ou indirectement par le progrès médical et de rendre vulnérables les individus. Est vulnérable la personne qui, non seulement ne parvient pas à mettre en œuvre son autonomie (considérée aujourd’hui comme la caractéristique essentielle de l’individu), mais en outre se trouve écrasée par cette obligation symbolique et concrète d’autonomie. La vulnérabilité se définit alors de façon multi-dimensionnelle, avec des facteurs dynamiques complexes (physique, psychique, sociaux, environnementaux) imbriqués les uns dans les autres. Elle s’inscrit dans un continuum qui va de l’individu autonome à l’individu vulnérable, vice versa, chacun de nous étant soumis à des phases de vulnérabilité soit de façon nécessaire (le fœtus, le nouveau-né, l’enfant, la personne en fin de vie), soit de façon probabiliste (l’accident, le chômage, la maladie).

Notre hypothèse est que cette généalogie médicale induit aussi une responsabilité : certes, la prise en charge a visé en première intention le soin et un bénéfice direct, mais elle a suscité aussi, directement ou indirectement, des effets secondaires néfastes qui, à l’heure actuelle, échappent à son périmètre d’action. Dit autrement, la vulnérabilité induite par les progrès médicaux constitue une externalité négative de notre système de santé qu’il faut ré-internaliser pour assumer la globalité du concept de santé promu depuis 1948. A partir du moment où elle ne peut pas guérir ou effacer les effets indésirables, la médecine ou la société qu’elle représente doivent identifier des manières d’accompagner concrètement ces personnes pour les aider à retrouver des marges d’agentivité. Le concept de vulnérabilité s’inscrit dans un couplage avec le paradigme de l’autonomie, du point de vue de la généalogie du concept, du point de vue de l’analyse des catégories sociales et du point de vue pragmatique. Historiquement, le rapport Belmont (1979) place l’autonomie du patient au cœur du processus de santé. Dans cette même période, les démocraties développent un discours sur l’autonomie des citoyens à la fois comme valeur et norme : l’autonomie consiste à affirmer ses choix, mener à bien ses projets et maîtriser son parcours de vie. Elle devient un projet de société (notamment à travers l’éducation, la santé et le travail) et une responsabilité individuelle.

A cet effet, les politiques publiques développent des programmes d’empowerment ou d’État social actif pour accompagner l’individu dans les moments ou situations fragiles. Parallèlement à cette valorisation de l’individualisme rationnel fondé sur l’autonomie, des études montrent comment ces mêmes sociétés créent de l’exclusion (Wresinki, 1965), du risque (Beck, 1986), d’un manque de capabilité (Sen, 1995), de la disqualification (Paugam), de la désaffiliation (Castel, 2009), de la souffrance sociale (Ehrenberg, 2010), de la fragilité (Fried, 2004), de la vulnérabilité. Le concept de vulnérabilité marque ainsi l’aboutissement d’une réflexion sur les diverses manières de nier l’autonomie : est vulnérable la personne qui, non seulement ne parvient pas à mettre en œuvre son autonomie (considérée comme la caractéristique essentielle de l’individu, mais en outre se trouve écrasée par cette obligation symbolique et concrète d’autonomie (Pelluchon, 2012).

Face à cette thématisation négative de la vulnérabilité, il faut néanmoins relever deux autres positions alternatives qui ouvrent d’autres possibles pour comprendre la vulnérabilité. Premièrement, certains auteurs dénoncent la fétichisation de la vulnérabilité qui permet aux organisations internationales ou nationales de justifier leurs actions sans interroger les véritables raisons de la vulnérabilité (van den Hoonaard WC (2020), Vulnerability as a concept captive in its own prison, in Iphofen, Ron éd.), Handbook of Research ethics and scientific integrity. Switzerland, Springer 2020. Il faudrait alors renoncer à la catégorie de vulnérabilité qui continue à assujettir ceux qu’on prétend aider tout en produisant des mécanismes de bonne conscience, ou tout simplement de maintien de l’ordre public.

Deuxièmement, certains auteurs récusent la polarisation entre l’autonomie et la vulnérabilité, et proposent une ré-évaluation positive de la vulnérabilité en ce qu’elle révèle une dimension essentielle et irréductible de notre condition humaine. Sandel et MacIntyre montrent combien la disparition des personnes handicapées ou très âgées par exemple entraînerait la perte de valeurs et de liens essentiels pour une société. Dans une société, les personnes vulnérables offrent en effet la chance de découvrir une autre logique que celle de l’efficacité, de l’évaluation bénéfice/risque (Sandel, The case against perfection, 2004 ; MacIntyre, Dependent rational animals. Why human beings neeed the virtues, 1999). Elles occupent une place essentielle – par exemple à l’échelle d’une famille – pour nous faire découvrir le goût d’être ensemble, de se comprendre, de s’apprécier non pas en fonction de réussites ou de projets, mais par la présence. L’épanouissement de ces personnes prouvent que le bien ne s’évalue pas à l’aune des désirs individuels, mais réside dans le développement de nos attachements et dépendances qui structurent profondément notre identité. De leur côté, les théories du care montrent que la vulnérabilité ne caractérise pas seulement notre humanité, mais aussi les écosystèmes et le monde (Tronto) : reconnaître la vulnérabilité des personnes, des vivants et des écosystèmes ne signifie pas regretter une perte, mais découvrir des liens d’interdépendance qui requièrent le soin.

La vulnérabilité nous ouvre ainsi la chance de prendre soin selon quatre dimensions (se préoccuper des autres, prendre en charge, prendre soin, recevoir le soin). Ces quatre aspects du soin montent en puissance : bien sûr les gestes et les actes comptent, mais à travers eux, c’est surtout la relation qui peut exister, jusqu’au renversement où c’est finalement la personne qui reçoit le soin qui le rend possible : car, en acceptant d’être accompagnée et soignée, la personne vulnérable est aussi celle qui m’initie à cette réalité fondamentale de la vie. Reconnaître la place nécessaire et positive de la vulnérabilité dans nos vies et nos relations rend audible une voix différente, qui ne compte pas, qui ne valorise pas l’individu autonome et performant, mais s’attache à autrui et soigne la relation (Tronto, Joan. Un monde vulnérable. Pour une politique du care. 2014).

Cette action s’intègre au projet d’institut des vulnérabilités porté par Régis Aubry. Le laboratoire de philosophie contribue plus particulièrement à la constitution d’un observatoire, à des programmes de recherche, à une formation à la santé globale capable de penser ces vulnérabilités.

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