Axe 2 – Ancrage historique

Ancrage historique de l’axe 2 : le XIXe siècle

La question des “pratiques sociales et politiques” a longtemps donné lieu à une réflexion dans le laboratoire à partir d’un terrain privilégié: le XIXe siècle français, notamment autour des théories et pratiques socialistes qui ont pu être élaborées tout au long de cette période. Dans les années récentes nous avons ainsi interrogé le rapport collectif à la nature, les tâtonnements théoriques et pratiques pour oeuvrer à l’édification de communautés humaines (dans des contextes socialement circonscrits, ou bien à l’échelle plus large des frontières nationales). Le séminaire « Pratiques collectives au XIXe siècle » a ainsi cherché à explorer les pratiques d’unification de la société – pratiques de réconciliation de la société avec elle-même, comme le note Vincent Robert dans La petite-fille de la sorcière (Les Belles Lettres, 2015) – qui ont été expérimentées ou envisagées théoriquement au XIXe siècle.

Si la Révolution française marque un tournant – en ce qu’elle innove sur bien des plans pour réconcilier la société avec elle-même, que l’on songe par exemple au peuple en armes de Valmy, qui suppose la diffusion d’un sentiment national par la conscription, à la réorganisation des institutions scolaires pour susciter une unité des entendements citoyens ou encore à la théophilanthropie bien étudiée par A. Mathiez (1903) – elle n’en prolonge pas moins des pratiques plus anciennes inaugurées par l’État sous l’Ancien Régime (au moins depuis l’ordonnance de Villers-Cotterêts en 1539). Mais on ne saurait minorer le fait que fonder « un ordre politique et social nouveau » suppose de « susciter l’adhésion populaire » sous un jour neuf au lendemain de 1789 (de Certeau et alii., 2002 (1975) : 12). Cette adhésion passe par des pratiques linguistiques nouvelles, certes, mais pas seulement ; elle passe aussi par des pratiques sociales ancrées dans le monde de la production (des corporations aux sociétés mutuelles ou coopératives), ancrées dans le rapport à la nature (voir à ce sujet : La nature du socialisme, PUFC, 2018, sous la direction de V. Bourdeau et A. Macé). Peut-être justement faut-il mettre en série de telles pratiques avec d’autres formes de pratiques réconciliatrices ou unificatrices, théorisées et/ou mises en œuvre. Peut-être vaut-il la peine aussi d’élargir cette hypothèse en la testant sur des lieux et des époques hors du monde occidental contemporain.

C’est au fond à ce problème, et donc à la multiplicité des pratiques unificatrices envisagées tout au long du XIXe siècle, que nous nous sommes intéressés ces dernières années et la redéfinition de l’axe 2 ne vise qu’à l’essaimage de ces hypothèses à différentes aires culturelles et ères historiques.

Trois difficultés sont en effet apparues au XIXe siècle pour les contemporains :

  • d’abord retrouver l’unité politique d’une société profondément déchirée par la tourmente révolutionnaire ;
  • ensuite retrouver l’unité sociale d’un espace national dont les repères traditionnels (par exemple les corporations, voir sur ce sujet : Kaplan, 2001) ont été en partie déconsidérés par la législation issue de la Révolution ;
  • enfin fonder une unité culturelle – voire religieuse selon le vocabulaire introduit par Saint-Simon et les saint-simoniens – dans un pays qui se présente comme une mosaïque non seulement sociale (voir difficulté précédente) mais culturelle (Aramini, 2013). Il est possible qu’à un niveau de généralité qui demande à être disséminé et testé au sein d’études plus circonscrites de telles questionnements soient le lot de toute société qui cherche à se maintenir en tant que société (selon la formule de Durkheim qui veut que “toute société est une société morale” (De la division du travail social, chap. VII, p. 249).

Ces trois difficultés ont parfois joué les unes contre les autres, certains considérant par exemple que l’unité politique était un slogan vide de sens si la société elle-même n’était pas unie, allant jusqu’à affirmer que la surface politique ne saurait masquer les profondeurs du pays réel (l’histoire de l’opposition discursive entre pays réel et pays légal, qui court des années 1830 jusqu’au nationalisme intégral de Maurras s’inscrit dans cette résistance à identifier unité nationale et unité politique). Des tensions identiques se retrouvent dans l’opposition entre unité culturelle et unité sociale : ainsi certaines visions saint-simoniennes, qui prônent une relecture de l’unité à partir d’une compréhension des fonctions sociales, selon un modèle organiciste, se heurtent ou se combinent selon les cas, à des visions romantiques qui cherchent dans l’histoire du peuple les maillons culturels de son unité (Pessin, 1992). Entre l’unité par la langue ou celle par le chemin de fer, il y a un écart que recouvre peut-être le vocable de la nation d’un côté et celui de la société de l’autre. Nul doute qu’il ne faille alors, ainsi qu’y invite Anne-Marie Thiesse à la fin des années 1990, reconsidérer sur le plan d’une histoire conflictuelle, la fabrique des identités nationales (Thiesse, 1999).

Ce premier balayage des pratiques d’unification a donné lieu à la constitution d’un groupe de recherches et à l’initiation d’un projet de recherches plus ample (“Politiques de l’amour: théories et pratiques de l’attachement, XVIII-XIXe siècles”, sous la direction de S. Audidière, MSHE Claude-Nicolas Ledoux, USR 3124 et Logiques de l’Agir, EA 2274). La dimension politique, loin d’être considérée comme une porte d’entrée principale à cette quête d’unité (Rosanvallon, 1999), se voit replacée dans le régime concurrentiel des réflexions et des pratiques sociales qui ont pris place tout au long du XIXe siècle et qui justifient – comme matrice de notre réflexion – l’articulation “sociales et politiques” au sein de l’expression “pratiques sociales et politiques”. Nous partons donc de cette problématisation héritée du XIXe siècle pour nourrir notre manière d’appréhender la question des pratiques unificatrices sans délimitation chronologique ou géographique désormais. Toutefois nos recherches s’inscrivent dans un programme de travail qui définit, à l’intérieur de projets de recherches plus circonscrits, certaines orientations et bornes, ce que présente le point suivant.