Sur les traits spécifiques et partagés entre les plantes et les autres formes de vie
Sonia Dheur1 et Sven J. Saupe2
1 UMR5319 Passages CNRS – Université Bordeaux Montaigne
Maison des Suds, 12 Esplanade des Antilles, 33607 Pessac, France
sonia.dheur@cnrs.fr
2 Institut de Biochimie et Génétique Cellulaires
UMR5095 CNRS – Université de Bordeaux
1 rue Camille Saint Saëns, 33077 Bordeaux, France
sven.saupe@ibgc.cnrs.fr
RésuméLe rapport traditionnel aux plantes se structure dans une catégorisation ontologique du vivant qui distingue le végétal, l’animal et l’humain. L’âme végétative aristotélicienne est réduite aux fonctions de nutrition et de reproduction, et s’augmente de la sensibilité et de la raison dans les formes supérieures de l’âme. Hegel définit le végétal comme déficient et le prive de « soi » et d’intériorité. Différentes gradations du vivant placent typiquement les plantes « en bas » ou « avant ». Le végétal occupe par exemple cette position, dans l’échelle aristotélicienne de l’âme, dans le récit chrétien de la genèse, mais aussi dans la topologie des chaînes alimentaires. Le philosophe Michael Marder a publié un ample travail sur le traitement de la vie végétale dans la philosophie occidentale. Il note depuis Aristote jusqu’à Hegel une dévaluation récurrente du végétal et il invite à ré-envisager, contre cette tradition, notre rapport aux plantes. Son travail, et aussi par exemple celui de Ellen Miller (the vegetative soul), insiste sur certaines qualités végétales notamment une forme d’ouverture sur l’altérité attribuée à cette forme de vie qui pourrait être comme des guides éthiques pour notre propre inscription sociale et écologique. Sont mise en avant dans ces positions philosophiques une forme d’humilité et une absence d’agressivité attribuées au végétal. S’il n’est bien sûr pas question de remettre en question l’importance symbolique et phénoménologique des catégories du végétal et de l’animal, il est néanmoins possible de préciser la position de la catégorie végétale dans la classification phylogénétique actuelle et d’interroger cette catégorie dans la perspective d’oppositions du type actif/passif ou mobile/sessile et d’évoquer les ressemblances et dissemblances que l’on peut mettre à jour dans des fonctions comme la reproduction, la nutrition et l’immunité chez la plante et l’animal.
Une courte enquête révélera d’abord que plantes et animaux ne sont pas deux pôles opposés, mais occupent des provinces évolutives très voisines au regard de l’ensemble de la diversité du vivant. En outre, on insistera sur l’émergence et la radiation des angiospermes (les plantes à fleurs qui dominent de manière quantitative les écosystèmes terrestres et l’espace symbolique) pour montrer que les plantes sont évolutivement jeunes et représentent une success story évolutive qui contraste avec l’image symbolique du végétal comme ancien et humble. On pourra aussi ressaisir que ce n’est finalement que dans le domaine de la nutrition que plantes et animaux se distinguent radicalement en déclinant l’origine et les conséquences de l’autotrophie chez les végétaux. On montrera que les plantes distinguent efficacement comme d’autres organismes le soi du non-soi. On dira aussi que beaucoup des traits associés aux plantes (la phototrophie, la croissance indéterminée, la modularité, la propagation végétative, le caractère sessile) sont partagés par d’autres formes de vie non-végétales. La notion d’âme végétative aristotélicienne pourrait ainsi être aussi bien incarnée par d’autres vivants, notamment les procaryotes et les mycètes. On dira aussi (dans la même veine que la prise en compte actuelle du microbiome animal) que les plantes doivent être vues comme des symbioses complexes d’un hôte avec une multitude de micro-organismes bactériens et fongiques endophytes et mycorhiziens. La plante seule (sous forme axénique) n’existe pas.
Alors, pour tenter de ressaisir ce qu’il y a de particulier avec les plantes – du point de vue phénoménologique – nous discuterons l’importance de ce groupe pour l’établissement et la diffusion de la théorie darwinienne de l’évolution. On reviendra en particulier sur un passage de Mille Plateaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari portant sur le devenir-plante dans l’interaction d’orchidées et d’insectes pollinisateurs. Nous défendrons l’idée que l’ouverture à l’altérité que certains philosophes contemporains détectent dans le monde végétal concorde avec la « visibilité » avec laquelle les phénomènes co-évolutifs s’y présentent. Les éléments de la fleur et du fruit devront être saisis dans leur dimension esthétique comme s’adressant par-delà l’espace phylogénétique à l’intentionnalité d’un autre radical. Dans les catégories même qui définissent l’âme végétative (nutrition et reproduction) les plantes s’en remettent à d’autres espèces (pollinisateurs et symbiotes microbiens). Ce que peut-être le monde végétal montre avec une force particulière, c’est l’inscription de chaque vivant dans l’environnement en des assemblages phylogénétiquement hétérogènes. C’est l’illustration parfaite du making kin de Donna Haraway. Contre une lecture critique contemporaine du néodarwinisme, nous proposerons que cette perspective scientifique qui définit le vivant comme un co-devenir mérite peut-être mieux que sa récurrente assimilation avec les dérives d’un darwinisme social.