VHP5U4 (2023-2024) : Esthétique et philosophie de l’art, L3, S5 (P. Roy)

D’où viennent les âmes des œuvres d’art ?

Dans le § 49 de la Critique de la faculté de juger Kant écrit que « de certaines productions dont on s’attend qu’en partie du moins elle se révèlent être des œuvres d’art, on dit qu’elles sont sans âme, bien qu’on n’y trouve matière à aucun reproche en ce qui touche au goût.[…] Au sens esthétique, l’âme désigne le principe qui insuffle la vie à l’esprit. » L’âme, précise-t-il, relève d’une faculté de présentation d’une idée esthétique qui donne beaucoup à penser sans pouvoir être dite (non conceptuelle). D’où vient cette puissance non conceptuelle ? Est-elle en lien avec l’âme de l’artiste ? Ne suppose-t-elle pas aussi pour exister l’âme du spectateur ? Hegel va plus loin que Kant dans le rapport des œuvres aux âmes, il écrit : « L’idéal [le beau artistique] consiste proprement et exclusivement à faire correspondre la forme extérieure avec l’âme. » (Esthétique) Le peintre Kandinsky ne dit pas autre chose : l’art «  est le langage qui parle à l’âme, dans la forme qui lui est propre, de choses qui sont le pain quotidien de l’âme et qu’elle ne peut recevoir que sous cette forme. » (Du spirituel dans l’art ).

Nous nous pencherons sur l’esthétique et la philosophie de l’esprit hégélienne pour saisir la place et le régime d’existence de l’âme dans l’art chez ce philosophe. L’âme est pour lui la forme immédiate de l’esprit (esprit-nature, Naturgeist), premier moment de l’esprit subjectif avant celui de la conscience. Nous nous arrêterons aussi un peu sur ce que Hegel dit du somnambulisme, des visions de l’âme, du magnétisme animal propres à l’âme ressentante en questionnant son rapport (ou pas) à l’activité créatrice artistique. Nous suivrons ensuite un autre philosophe pour lequel l’âme acquiert aussi dans l’art une dignité ontologique. Ce philosophe, du XXème siècle, est Etienne Souriau. Dans un beau livre que David Lapoujade lui consacre, ce dernier écrit : « Chez Souriau, une âme n’existe jamais seule, elle existe d’en faire exister d’autres. Et ces autres de faire exister la première. On n’existe soi-même qu’en se faisant l’avocat d’autres âmes – y compris la sienne propre conçue comme l’agrandissement de soi auquel on aspire. […] C’est un point essentiel sur lequel insiste Souriau : la solidarité de l’œuvre et du créateur en tant qu’ils se font exister l’un par l’autre. L’œuvre accroît enfin sa réalité tandis que le créateur agrandit son âme par la perspective que lui ouvre l’œuvre. » (Les existences moindres) Nous verrons que Souriau fait appel pour penser l’âme d’une œuvre, non pas à l’Esprit absolu comme Hegel, mais à un mode d’existence spécifique qui est celui des êtres virtuels.

Cependant, les âmes en leurs effectivités ne dépendent-elles pas des sociétés auxquelles appartiennent les hommes dont elles sont les âmes ? L’anthropologue Alfred Gell  dans son livre L’art et ses agents, une théorie anthropologique va dans ce sens. Il propose en effet d’établir une théorie anthropologique de l’art  c’est-à-dire l’analyse théorique « des relations sociales autour des objets [d’art] qui médiatisent l’intentionnalité sociale ». Or, et c’est ce qui nous ramène à l’âme : « L’anthropologie de l’art doit supposer que les objets d’arts équivalent à des personnes, ou plus précisément à des agents sociaux, sous certaines conditions théoriques ». Dès lors, nous serons amenés à considérer la notion d’agency (qu’on peut traduire par agentivité ou agence) qui renvoie à des intentions, des puissances d’agir qui traverseraient une œuvre d’art (et qui sont donc aussi sociales). Ce qui nous renverra aux travaux de Philippe Descola (Les Formes du visible), ce dernier prolongeant et discutant l’approche de Gell. Dernièrement, dans le sillage de Gell, Yves Citton propose de parler d’agentivités mystiques (de gestes) pour les expériences esthétiques. La dimension mystique « relève moins de l’union immédiate d’un esprit (limité) avec un autre esprit (infini)[…] mais repose tout au contraire sur une force de communication propre à ce qui, d’un esprit, s’enregistre dans certaines formes de traces privilégiées. C’est une mystique de la médiation qu’il s’agit ici – autrement dit, d’une affaire de médiumnisme. » (Gestes d’humanités ). « Est geste ce qui, d’un acte, est enregistrable pour être communiqué au-delà de l’existence localisée de son auteur et pour produire des gestes apparentés. » (Gestes d’humanités ) Or le médiumnisme, comme dit plus haut, est pensé par Hegel. Dans cet état l’âme ressentante n’est pas soumise à la conscience et à l’entendement et ignore l’espace et le temps. N’aurait-il pas pu proposer lui aussi une esthétique plus centrée sur l’agentivité mystique s’il n’avait pas considéré principalement l’âme comme un moment de l’Esprit ? Lâme dans l’art n’est-elle pas un effet d’agentivité ou gestuel par delà l’existence actuelle des intentions-puissances-d’agir (d’où la survie des œuvres après la mort des auteurs, des agents) ? C’est ce que nous développerons avec Yves Citton.

Bibliographie :

Citton Yves, Gestes d’humanités. Anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques, Armand Colin, 2012.

Descola Philippe, Les Formes du visible, Seuil, 2021.

Gell Alfred, L’art et ses agents, une théorie anthropologique, Les presses du réel, 2009.

Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques III. Philosophie de l’Esprit,Vrin, 1988.

Hegel, Esthétique I, Librairie Générale Française, 1997.

Lapoujade David, Les existences moindres, Les Éditions de Minuit, 2017.

Souriau Étienne, Les différents modes d’existence, Puf, 2009 (BU en ligne)