Fins de vie plurielles
Colloque
MSHE Claude-Nicolas Ledoux, 4-5 novembre 2019
Présentation générale
La fin de vie ne se réduit ni à une problématique médicale ni à un défi économique et social ; elle convoque aussi des enjeux anthropologiques, politiques et philosophiques sur le sens de cette période de la vie.
Ce projet de recherche philosophique s’inscrit dans la perspective d’une contribution à la Plateforme nationale pour la recherche sur la fin de vie. Plus précisément, il vise à montrer ce que la philosophie peut apporter pour une meilleure compréhension des enjeux liés à la fin de vie en mobilisant ses propres méthodes d’analyse. En confrontant différents regards et concepts, il vise à montrer comment le pluralisme peut éclairer les questions épistémique, anthropologique, politique, éthique en fin de vie.
Le pluralisme caractérise une posture intellectuelle, qui consiste à passer du constat de la pluralité à l’affirmation de sa légitimité et de sa nécessité en situation de démocratie. Il ne s’agit donc pas de justifier une conviction particulière parmi d’autres, mais de rechercher une légitimité capable de permettre la co-existence de différentes pratiques et conceptions raisonnables, c’est-à-dire elles-mêmes respectueuses de ce pluralisme. Or le critère du pluralisme ne vaut pas qu’en éthique, il concerne aussi l’épistémologie, l’anthropologie et la politique. Globalement il permet de mieux comprendre les exigences de la médecine en situation de démocratie, à travers ses savoirs, ses pratiques et ses institutions.
Deux enjeux soulignent le lien intrinsèque entre pluralisme et fins de vie : 1° La fin de vie sert de révélateur pour comprendre la légitimité et l’irréductibilité du pluralisme à ses différents niveaux (anthropologique, épistémique, biologique, thérapeutique, politique, éthique). La diversité des choix faits par des États démocratiques, les débats, le tourisme médical et les affaires comme celle de Vincent Lambert en France sur fond de déclarations internationales (Cour européenne des droits de l’homme CEDH, Convention relative aux droits des personnes handicapées, Comité des droits des personnes handicapées, ONU…) manifestent la pluralité des conceptions impliquées pour comprendre la fin d’une vie humaine : comment leur donner sens et prendre soin des personnes en fin de vie en respectant leur diversité sur fond de significations partagées ? En quoi la conscience de la mort structure-t-elle l’identité des individus, et comment garantir la liberté des choix de conscience ? Comment assumer donc politiquement cette pluralité ? Comment la médecine doit-elle concevoir le soin et l’accompagnement de cette période de vie en tenant compte d’une demande de pluralisme thérapeutique ? 2° La fin de vie ouvre des pistes pour comprendre pourquoi il ne faut pas viser une théorie (scientifique, politique, éthique) homogène et unifiée de la fin de vie, mais chercher à reconstituer des significations partagées capables de tenir compte de la pluralité.
Par exemple, certains services hospitaliers visent à départir progressivement la médecine de son monopole en rééquilibrant et valorisant d’autres approches d’accompagnement psychologique, social, spirituel[1].
Tout en tenant compte des travaux en médecine et en sciences humaines et sociales, la philosophie peut contribuer à mieux comprendre les enjeux de la fin de vie en mobilisant ses méthodes d’analyse et en ressaisissant les questions contemporaines dans l’histoire longue des concepts de vie et de mort, mais aussi des relations entre médecine et politique. Quelle est la spécificité de l’expérience de fin de vie et comment en comprendre la valeur ? En quoi la fragilité, la conscience de la mort et la pluralité des postures nous permettent-elles de mieux analyser les enjeux de cette expérience de vie dans le cadre d’une démocratie ? Si la philosophie permet de critiquer la partialité du cadre épistémique, théorique et normatif proposé par une grille de lecture imposant les critères de l’autonomie et de la dépendance pour comprendre la fin de vie, elle ne prétend pas pour autant substituer une autre norme ou forme de vie, mais plutôt faire droit et place à différentes manières de s’ajuster pour expérimenter ce qu’il y a d’essentiel à la fin d’une vie humaine.
Au-delà de la question de savoir comment bien accompagner les personnes en fin de vie, il s’agit donc de renverser nos représentations de cette période de la vie souvent dévalorisée pour comprendre en quoi cette « junk period » de la vie (sur le modèle de la junk food, des junk spaces ou du junk DNA) devient a contrario un lieu d’innovation et de créativité (épistémique, sociale, institutionnelle…) à partir duquel penser nos existences, nos savoirs, nos valeurs et nos projets politiques. Par conséquent, il faut repenser les discours, images et conceptions des fins de vie en évitant de reproduire le même schéma qu’en matière de vieillissement, où les plans d’action (ministère de la santé, Union Européenne, OMS[2]) induisent une partialité de la médecine en développant un paradigme unique de la vieillesse « réussie » selon un processus d’optimisation sociale, mentale et médicale (Thomas 2005 ; Lafontaine 2010). Ils s’inscrivent alors dans l’objectif global de l’autonomie et de la performance (Ehrenberg 1998, Pelluchon 2008, Carvallo 2012, 2014) et promeuvent des critères de rationalité univoques et uniformes, qui étendent à la vieillesse les critères appliqués à la période active. Au contraire, ce projet de recherche vise à comprendre comment faire droit à des logiques de fin de vie plurielles. Ce changement de point de vue permet de revisiter le modèle dominant de l’agent rationnel ou de l’individu autonome et performant en interrogeant ce que cette période de la vie marquée par l’horizon de la mort peut enseigner aux autres générations pour les moments de vie en santé, en éducation ou au travail. Il interroge aussi le rôle de l’État en ce qu’il transmet à travers ses plans d’action une vision partiale et normative de la personne.
En analysant les logiques plurielles anthropologique, biologique, thérapeutique, politique, éthique autour des fins de vie, ce projet de recherche considère la fin de vie comme un concept épais (Ryle, Geertz) qui embarque une multitude de représentations, d’arrière plans, de gestes, de manières de voir et regarder le corps, la mort et la personne. Cette épaisseur ne se réduit pas à un fait culturel, mais s’explique par le statut même de la fin de vie comme phénomène complexe relevant de logiques ou rationalités multiples en science, en biologie, en médecine, en éthique et en politique. Il reste à savoir comment faire droit à cette pluralité en démocratie. Moment longtemps conçu négativement, étape de la vie « invivable » (Butler 2005) marquée par la précarité, cet espace-temps se trouve réinvesti actuellement comme période essentielle pour donner sens à la personne, à la famille, aux accompagnants, aux institutions et plus largement de la société, et mettre à l’épreuve l’articulation entre science, médecine et démocratie.
Programme du colloque[1] Tel est le sens de la chaire de médecine palliative, Lausanne, dirigée par Gian Domenico Borasio.
[2] Healthy Ageing (OMS 2004-2007, 2015 – 2030) ; Healthy Ageing EU, site : http://www.healthyageing.eu/ (consulté le 20 décembre 2018) ; Plan Bien Vieillir (2007-2009).