Mal et narcissisme
Philippe Roy
Le Mal trouve-t-il sa source dans le narcissisme ? La proposition peut sembler discutable car si le mythe de Narcisse est ancien, le narcissisme est un concept récent, venant de la psychanalyse (Freud) et, avant elle, de la psychiatrie et de la criminologie (Paul Näcke a forgé le terme pour commenter une idée qu’il a trouvée chez H.Ellis). Les psychiatres actuels l’associent au Mal pour analyser le passage à l’acte de tueurs en série en évoquant, entre autres, une orgie narcissique (Daniel Zagury). Le narcissisme est donc peut-être un concept qui ne prend son sens que dans les conditions historiques où il a émergé et est employé. Pourtant, dans une intention philosophique plus universelle, n’est-ce pas ce qu’Augustin appelait « orgueil » pour analyser ce qui conditionne le « choix » du Mal ? Pour Kant, le Mal ne provient-il pas de la subordination de nos maximes, que requiert la loi morale, à l’amour de soi ? Ou encore, Heidegger dans son commentaire du traité sur l’essence de la liberté humaine de Schelling peut écrire : « Au sein de la méchanceté réside donc l’appétition de la passion-égocentrique qui, dans son avidité d’être tout, dissout davantage tous les liens jusqu’à ce qu’elle s’effondre dans la nullité ». Il conviendra de se pencher sur différentes conceptions des causes du Mal et de voir si on peut y repérer un rapport au narcissisme. Ceci demandera de faire un retour à Freud pour se demander comment distinguer le narcissisme de l’égocentrisme, de l’amour de soi, de la vanité, du contentement de soi, de l’auto-affection, de l’amour-propre, de la gloire, de la passion identitaire, de l’individualisme etc. On se demandera aussi comment s’articulent chez Freud narcissisme et pulsion de mort pour rendre possible le Mal. « Là où la pulsion de mort survient sans visée sexuelle, y compris dans la rage de destruction la plus aveugle, on ne peut méconnaître que sa satisfaction est connectée à une jouissance narcissique extraordinairement élevée, du fait qu’elle fait voir au moi ses anciens souhaits de toute-puissance accomplis. » (Freud, Le malaise dans la culture) Le narcissisme peut-il être élevé au rang d’un concept universel pour penser le Mal ?
Notre questionnement ne se cantonnera pas seulement dans le champ moral puisqu’il se posera aussi dans le champ politique. Le narcissisme peut-il être un opérateur pour penser le Mal en politique ? Par exemple, peut-on renvoyer le Mal en politique au narcissisme des gouvernants ou même des gouvernés ou encore au narcissisme d’une entité-identité collective ? Il s’agira donc aussi de se demander si cela a un sens de parler d’un narcissisme collectif ou encore si le narcissisme n’est pas un mal récent de nos sociétés (et ne prétendrait donc pas à une lecture plus étendue).
Bien entendu, toutes ces réflexions devront composer avec la question de l’existence du Mal, sachant que certains philosophes ont défendu qu’il n’existe pas de Mal absolu (et qu’il n’est qu’un mal relatif, voire apparent, qui s’ignore). Cette question ne sera néanmoins pas centrale, elle demanderait même un cours à elle seule, d’autant plus, comme le dit Paul Ricoeur, qu’elle est un défi sans pareil pour la philosophie et la théologie.
Bibliographie sommaire :
Augustin (saint) : « Le libre arbitre » dans Dialogues philosophiques, Desclée de Brouwer, 1955.
Badiou Alain, L’éthique. Essai sur la conscience du Mal, Hatier, 1993
Kant, La Religion dans les limites de la simple raison, première partie, Vrin, 2000.
Freud, Le malaise dans la culture, PUF, 1995.
Freud, Pour introduire le narcissisme, Payot, 2012.
Heidegger, Schelling. Le traité de 1809 sur l’essence de la liberté humaine, Gallimard, 1977.
Lasch Christopher, La culture du narcissisme, Flammarion, 2018.
Ricoeur Paul, Le Mal : un défi à la philosophie et à la théologie, Labor et Fides, 1993.
Schelling, La liberté humaine, Vrin, 1988.
Zagury Daniel, « Tueurs en série et acteurs génocide (pour que tuer devienne facile) », Revue Topique, n°117, 2011 (en ligne sur internet)