Folies de la philosophie
Qu’est la folie pour la philosophie ? Comment la philosophie, dans son histoire, l’a-t-elle considérée ? Il ne s’agira pas d’en faire le tour mais d’examiner certaines de ses considérations en suivant le cours de l’histoire (de Platon à Foucault et Deleuze en passant, entre autres, par Sénèque, les empiristes anglais, Kant, Hegel, Nietzsche). Bien plus, il faudra se demander de quelle folie il est question pour chacune de celles-ci, quelles sont leurs étymologies et de saisir le rapport qu’elles entretiennent avec la philosophie concernée. Telle philosophie est-elle contre la folie au sens où elle l’exclurait radicalement et appellerait même la philosophie à s’y opposer ou au sens où elle entretiendrait avec elle une certaine proximité ? N’est-ce pas cette proximité qui nécessiterait dès lors d’en montrer les limites comme Kant s’est efforcé de le faire en se confrontant aux écrits de Swedenborg? Dans son livre La folie dans la raison pure, Monique David-Ménard a en effet pu montrer que «le débat de Kant avec Swedenborg, c’est-à-dire avec l’exemple d’une pensée folle, est l’un des thèmes essentiels qui organisent la Critique de la raison pure.»
Et si exclusion de la folie il y a, celle-ci n’est pas sans controverse comme cela l’a été au siècle dernier entre Foucault et Derrida au sujet du rapport de Descartes à la folie dans ses Méditations métaphysiques. La Raison exclut-elle vraiement la folie? (point que discute Montaigne) La folie ne pousse-t-elle pas les philosophes à mieux penser la Raison et même à aborder la question du rapport au divin (comme on peut le voir aussi chez Pascal et Platon) ou à articuler perception et imagination (dont l’indiscernabilité est l’hallucination) ou encore à la situer dans un système (Hegel) qu’elle contribuerait à justifier ?
Et qu’en est-il de la folie pour penser le désir (point sur lequel s’est aussi engagé Platon)? Deleuze et Guattari se sont même tournés vers la schizophrénie et la paranoïa pour établir une conception matérialiste du désir, la controverse les opposant cette fois aux spécialistes de la folie (psychanalyse, psychiatrie), comme s’il importait que la philosophie conserve en elle quelque chose de la folie. Nietzsche ne l’a-t-il pas approché de trop près ? Ou n’est-ce pas avec lui que s’opère un tournant dans le rapport de la philosophie à la folie? Cela touche donc peut-être même le ou la philosophe et pas seulement sa philosophie, c’est ce que Ferdinand Alquié affirmait quand il écrivait: «Nul ne deviendrait philosophe s’il n’était d’abord un peu fou, j’entends s’il n’était conduit pas quelque sentiment d’irréalité éprouvé devant les choses, à se poser des questions que les gens raisonnables ne se posent pas.» Le philosophe ne serait pas si raisonnable?…
Bibliographie sommaire :
Deleuze Gilles, Guattari Félix, L’Anti-Œdipe, Les Éditions de Minuit, 1973.
Derrida Jacques, Cogito et histoire de la folie, Éditions du Seuil, 1967.
Descartes René, Méditations métaphysiques, première méditation, GF-Flammarion, 1979.
Foucault Michel, «Mon corps, ce papier, ce feu» et «Réponse à Derrida», Dits et écrits II, Éditions Gallimard, 1994.
Foucault Michel, Histoire la folie à l’âge classique, Éditions Gallimard, 1972.
Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques III Philosophie de l’esprit, § 408 & Add.§ 408, Vrin, 2022.
Kant Emmanuel, Essai sur les maladies de la tête & Observations sur le sentiment du beau et du sublime, GF-Flammarion, 1990.
Kant Emmanuel, Rêves d’un visionnaire,Vrin, 1989.
Locke John, Essai sur l’entendement humain, Livres I et II, livre II chapitre 11, Vrin, 2001.
Platon, Phèdre, GF-Flammarion, 2000.
Sénèque, « De la tranquillité de l’âme » Dialogues Tome IV, Les belles lettres, 1965.